Le rhum tisane réunionais : ingrédient et utilisations dans les traditions familiales

Le rhum tisane réunionais : ingrédient et utilisations dans les traditions familiales
Le rhum tisane réunionais : ingrédient et utilisations dans les traditions familiales

Le rhum tisane réunionnais : bien plus qu’une boisson

À La Réunion, certaines bouteilles ne sont jamais vraiment « rangées ». Elles trônent sur un coin de buffet, près de la cuisine ou à côté du fameux bocal de piment. Parmi elles, il y a souvent un compagnon fidèle : le rhum tisane. Un rhum arrangé, oui, mais pensé comme une petite pharmacie familiale, parfumée, solaire et profondément ancrée dans les traditions.

On le prépare pour soulager un rhume, apaiser une digestion capricieuse, réchauffer un corps fatigué… mais aussi pour marquer les moments de vie : une naissance, un mariage, une fête qui s’éternise autour d’un bon cari. Le rhum tisane, c’est un peu la rencontre entre les plantes médicinales et l’art de vivre créole.

Je vous propose aujourd’hui de découvrir ce trésor réunionnais : ses ingrédients phares, ses usages dans les familles, et la façon dont on peut le regarder avec tendresse… tout en gardant un œil sage sur l’alcool qu’il contient.

Rhum arrangé, rhum tisane : quelle différence ?

À première vue, tout se ressemble : un bocal, du rhum, des plantes, parfois des fruits… Pourtant, à La Réunion, on distingue souvent le rhum arrangé « plaisir » du rhum tisane « remède ».

Le rhum arrangé classique est plutôt :

  • orienté vers la gourmandise : fruits, épices, vanille, sucre, miel…

  • servi à l’apéritif ou en digestif lors des moments conviviaux

  • pensé d’abord pour le goût, ensuite pour les éventuels bienfaits

Le rhum tisane, lui, se rapproche davantage d’une préparation médicinale :

  • les plantes sont choisies pour leurs vertus (respiratoires, digestives, circulatoires…)

  • on en prend de petites quantités, plutôt comme remède d’appoint

  • la recette est souvent transmise dans la famille, comme un secret chuchoté de génération en génération

La frontière n’est bien sûr pas hermétique : certains rhums tisanes sont délicieux, et certains rhums arrangés ont de réels intérêts digestifs ou respiratoires. Comme souvent avec les traditions, c’est le contexte, l’intention et la façon de les utiliser qui font la nuance.

Les ingrédients phares du rhum tisane réunionnais

Chaque famille réunionnaise a sa propre « pharmacie liquide ». Mais on retrouve des plantes, épices et racines qui reviennent très souvent. Voici un tour d’horizon des compagnons les plus présents dans ces bocaux ambrés.

Les plantes pour la digestion

Après un bon repas créole – cari, rougail, grains, riz – le système digestif apprécie parfois un petit coup de main. Le rhum tisane devient alors le « ti remède » pour délester l’estomac.

Parmi les plantes digestives les plus utilisées, on retrouve :

  • Le gingembre : racine réchauffante, tonique, réputée pour soutenir la digestion et soulager les nausées. En rhum tisane, on utilise généralement des rondelles fraîches, parfois légèrement écrasées pour libérer leurs arômes.

  • Le curcuma (safran péi) : racine d’un jaune éclatant, très présente dans la cuisine réunionnaise. Il est apprécié pour ses propriétés digestives et son effet « réchauffant » sur l’organisme.

  • L’anis étoilé (badiane) : petite étoile subtilement sucrée, parfaite après un repas copieux. Les grands-mères réunionnaises l’aiment beaucoup pour les ballonnements et les digestions lourdes.

  • La cannelle : écorce aromatique, réconfortante, souvent associée à des effets positifs sur la glycémie et la digestion. En rhum tisane, elle apporte une note douce et chaleureuse.

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Ces plantes, dans un bocal de rhum, créent une synergie qui rappelle les liqueurs digestives d’autrefois… mais avec une touche bien créole.

Les plantes pour la respiration et les « coups de froid »

Sur une île où le climat peut passer du grand soleil à la fraîche pluie de montagne, les gorges et les bronches sont parfois mises à l’épreuve. Dans les familles, un petit « rhum tisane pou la grippe » n’est jamais loin.

  • L’eucalyptus : ses feuilles sont bien connues pour dégager les voies respiratoires. En rhum tisane, on en utilise quelques-unes, en prenant garde à ne pas forcer la dose, car la plante est très concentrée.

  • Le thym : fidèle allié des hivers, il est apprécié pour soutenir l’immunité et apaiser la toux. Quelques brins dans un rhum tisane peuvent accompagner en douceur les petits refroidissements.

  • Le citron (zeste et jus ajouté au moment de servir) : riche en vitamine C, il apporte fraîcheur et une légère note tonique. Les zestes sont souvent laissés à macérer, tandis que le jus est parfois rajouté dans le verre.

  • Le miel : il n’est pas forcément mis à macérer (pour préserver au mieux ses qualités), mais est ajouté dans la petite cuillère de rhum tisane pour adoucir la gorge.

Dans les souvenirs de beaucoup d’enfants réunionnais, le rhum tisane pour la « grippe » était soigneusement réservé aux adultes… mais une version sans alcool, en infusion, était souvent préparée à côté pour les plus jeunes.

Les plantes toniques et « réchauffantes »

Le rhum tisane n’est pas seulement convoqué en cas de rhume ou de digestion difficile. Il peut aussi jouer un rôle de tonique, pour les périodes de fatigue, ou les soirées fraîches dans les Hauts.

  • Clou de girofle : épice au parfum puissant, utilisée pour ses effets réchauffants et son action traditionnelle sur les douleurs dentaires et articulaires. En rhum tisane, on en glisse quelques-uns, jamais trop.

  • Poivre noir ou poivre long : utilisé avec parcimonie, il renforce le côté stimulant et chauffant de la préparation.

  • Plantes locales toniques : selon les régions, certaines familles ajoutent des plantes du jardin aux vertus réputées stimulantes, souvent connues sous leurs noms créoles. Là encore, la connaissance des anciens joue un rôle important.

Ce type de rhum tisane est parfois pris « pou réchauffe corps » après une journée pluvieuse ou un travail éprouvant. Une petite gorgée, rarement plus.

Les rituels familiaux autour du rhum tisane

Le rhum tisane n’est pas seulement une recette ; c’est un moment, presque un rituel. Chaque préparation raconte une histoire, souvent liée à la personne qui l’a transmise.

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Dans de nombreuses familles réunionnaises, on retrouve plusieurs bocaux :

  • un bocal « pou mal tête » (pour les maux de tête ou le coup de froid),

  • un bocal « pou digestion »,

  • un bocal « pou force », pour les fatigues passagères.

On ne les touche pas comme une simple bouteille d’apéritif. On les ouvre avec un certain respect, presque comme on sortirait une boîte de médicaments, mais avec un sourire en plus.

Il n’est pas rare d’entendre : « Attends, bouge pas, mi sa cherche un ti coup de rhum tisane pou toi » après un repas trop copieux, ou au retour d’une promenade sous la pluie. La petite cuillère est alors posée sur la table, comme un geste de soin, pas comme une incitation à boire.

Et puis, il y a ces moments plus intimes : la grand-mère qui explique à sa petite-fille comment couper le gingembre, le grand-père qui se souvient de la recette de son propre père… Le rhum tisane devient un fil discret qui relie les générations.

Un art de préparation : patience, dosage et intuition

Préparer un rhum tisane, ce n’est pas seulement tout mettre dans un bocal et attendre. Il y a une part de précision… et une part d’intuition, forgée avec le temps.

Les grandes lignes de la préparation sont souvent les mêmes :

  • Choisir un bon rhum blanc, souvent autour de 40 à 50°, de préférence de qualité correcte, car il sera la base de l’extraction des plantes.

  • Nettoyer et préparer les plantes : couper les racines en rondelles, fendre les bâtons de cannelle si besoin, utiliser des zestes de citron non traités…

  • Remplir un bocal en verre avec les plantes, sans le surcharger pour laisser circuler le rhum.

  • Verser le rhum jusqu’à recouvrir intégralement les plantes.

  • Laisser macérer dans un endroit à l’abri de la lumière, en goûtant de temps en temps pour ajuster la durée de macération.

Selon les plantes, la macération peut aller de quelques jours à plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Les anciens savent, au goût, quand « c’est bon » : le parfum est présent, les saveurs équilibrées, sans amertume excessive.

Beaucoup filtrent ensuite le rhum tisane pour retirer les plantes, afin d’éviter que la macération ne devienne trop puissante. Certains rajoutent un peu de miel ou de sirop de sucre, d’autres le laissent tel quel, plus sec, plus médecine.

Santé, bien-être… et prudence

Le rhum tisane occupe une place très particulière : entre remède naturel, tradition familiale et alcool. Et c’est là que l’on doit faire preuve de douceur… mais aussi de lucidité.

Les plantes utilisées ont de réels intérêts : digestifs, respiratoires, toniques. Cependant, elles sont ici extraites dans un support alcoolisé. Cela implique plusieurs points de vigilance :

  • C’est de l’alcool fort : même en petite cuillère, cela reste du rhum, souvent à 40° ou plus. Ce n’est pas anodin pour le foie, le système nerveux, ni pour l’organisme en général.

  • Interdit pour certaines personnes : les enfants, les femmes enceintes ou allaitantes, les personnes souffrant de problèmes hépatiques, de dépendance à l’alcool, ou sous certains traitements médicamenteux doivent s’en abstenir.

  • Pas de conduite après : même si la quantité vous semble minime, surtout si vous êtes fatigué ou si vous avez pris d’autres boissons alcoolisées.

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Dans un cadre de bien-être, le rhum tisane peut être vu comme un héritage à respecter, mais certainement pas comme un remède « miracle » à consommer à la moindre gêne. La modération reste la plus belle des sagesses.

Et pour ceux qui ne boivent pas d’alcool ?

Faut-il renoncer à toute cette richesse si l’on ne souhaite pas consommer d’alcool ? Heureusement, non. L’esprit du rhum tisane peut vivre autrement, dans une tasse plutôt que dans un verre.

Les mêmes plantes se prêtent merveilleusement bien à des infusions :

  • gingembre + citron + miel pour la gorge et le tonus,

  • thym + eucalyptus (en toute petite quantité ou en mélange avec d’autres plantes plus douces) pour les voies respiratoires,

  • cannelle + badiane + un peu de curcuma pour la digestion.

On peut même créer une sorte de « tisane arrangée » en préparant un mélange de plantes sèches dans un bocal, à infuser au fil des besoins, sans alcool. Vous retrouvez ainsi le geste du bocal, la beauté des mélanges, le rituel de préparation… avec une boisson douce et adaptée à toute la famille.

Un pont entre la phytothérapie et la culture créole

Le rhum tisane réunionnais nous rappelle une chose essentielle : les plantes ne vivent pas seulement dans des livres de botanique ou des flacons d’extraits. Elles vivent dans nos cuisines, nos histoires, nos gestes du quotidien.

Dans ce bocal ambré, il y a :

  • le savoir des anciens qui observaient les effets des plantes sur le corps,

  • l’ingéniosité créole qui marie saveurs, santé et convivialité,

  • le lien affectif d’un remède préparé « avec le cœur » pour ceux qu’on aime.

Pour qui s’intéresse à la phytothérapie, le rhum tisane est une belle invitation à ne pas oublier la dimension culturelle et familiale des remèdes naturels. Chaque plante n’est pas seulement une liste de molécules : c’est aussi une mémoire, une histoire, un parfum capable de nous ramener près d’une table, à La Réunion, un soir de pluie, lorsque quelqu’un dévisse un vieux bocal en murmurant : « Ti bois un ti coup, ou va être mieux… ».

À nous, aujourd’hui, de faire vivre ces traditions avec respect : respect pour les plantes, pour nos corps, pour les anciens, et pour cette subtile frontière entre remède et boisson, qu’il nous appartient de traverser avec conscience.